Une tension permanente agite nos sociétés de la communication. D’un côté, les citoyens consomment de l’actualité à tout va, se biberonnent à l’information du matin au soir, réclamant des comptes-rendus toujours plus justes et rapides de l’état du monde, avides de tout connaître et de tout comprendre. De l’autre, les idées reçues, les jugements hâtifs, les théories du complot, les fake news, la désinformation ne cessent de gagner du terrain. Pourtant l’humain, n’a jamais eu autant d’outils à sa disposition pour apprendre, pour s’éduquer…
Mais alors pourquoi, à l’heure où l’accès à la connaissance n’a jamais été aussi facile et diversifié, pouvons-nous encore trébucher si fréquemment face aux vérités factuelles et aux opinions infondées ? Pourquoi tant d'individus adhèrent-ils si facilement aux idées fausses ? D’où proviennent ces convictions si souvent non vérifiées, ces croyances puisées dans des sources douteuses ? Pourquoi les individus affirment-ils sans savoir ? Pourquoi semblent-ils si crédules face aux rumeurs, aux stéréotypes ? D’où proviennent leurs croyances ?
C’est ce que nous allons voulu connaître en interrogeant Thomas Gatherias, spécialiste en sciences de l'information et de la communication et auteur de l'ouvrage : La société des faux savoirs, l’art de tout juger et tout dire sans presque rien connaître, Éditions Vérone, 2024.
Nous vivons dans une société où les idées se partagent, où les opinions se faufilent, indépendamment de leur valeur, de leur correspondance aux faits. Le doute, l’hésitation, l’esprit de nuance n’occupent que peu de place au moment de dire ce que l’on pense. Les sondages, et leur omniprésence, illustrent une tendance qu’ils ont peut-être eux-mêmes participé à construire. Quoi qu’il en soit, les questions posées finissent rarement sans réponse. Consciemment ou non, beaucoup de ceux interrogés semblent avoir subi la pression d’une force les poussant à donner un avis, coûte que coûte. Il y aurait comme une injonction à répondre, à fournir un point de vue, même infondé, à en avoir un à tout prix. Le silence serait perçu comme gênant, douteux, maladroit, inconvenant, en tous les cas inopportuns.
Comme, peut-être, le signe d’un manquement, d’une incapacité à parler du réel, dont on refuserait ou renierait l’existence. Avouer son ignorance serait inconcevable, répondre « je ne sais pas » inacceptable. Le résultat est que les croyances continuent leur chemin et entretiennent une confusion constante avec les faits et le savoir. Et les individus qui les propagent semblent peiner à percevoir leurs limites. Ne sachant pas vraiment de quoi ils parlent, ne disposant pas de suffisamment de ressources pour en discuter avec sagesse, ils semblent s’accommoder bien volontiers du bruit des rumeurs qui courent, et qui embarquent avec elles une foule de complices crédules.
Que disent les fake news de notre société, notre relation aux médias, et à l’information ?
Si les fake-news devaient dire quelque chose de notre société, elles exprimeraient sans doute sa complexité, et en même temps sa variété et ses contradictions. Les individus, qui ont chacun leur parcours, leur culture, leurs croyances, leurs aspirations, sont confrontés quotidiennement à une masse d’informations extrêmement dense. Et il peut être difficile de savoir où donner de la tête. Encore plus aujourd’hui avec des médias toujours plus nombreux et volatiles. Il y a, en tous les cas, un rapport à l’information, et à la vérité plus généralement, en pleine mutation. Et les causes de ce phénomène sont multiples.
Pourquoi les médias sociaux ont-ils modifiés nos perceptions, nos opinions, nos comportements et ont donné de la voix à ce que nous appellerons l’ultracrépidarianisme ?
La question de la perception est complexe, et nous manquons encore probablement de recul voire de données sur les effets des médias ou réseaux sociaux à ce sujet. Ce qui est certain en revanche, c’est que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (dont les réseaux sociaux) ont permis une concentration inédite dans l’histoire de l’humanité des informations et des discours. Et ces discours peuvent rassembler des communautés gigantesques, qui les reprennent, les diffusent massivement, les transforment, sans nécessairement avoir de recul sur la façon dont ces interfaces fonctionnent et influencent les modes de pensée. Sans avoir à sortir de chez soi, il est possible d’interagir avec des milliers, voire des millions de personnes, et de réagir en retour à ce que ces individus disent, commentent, diffusent… C’est un nouveau paradigme, et l’humain n’a peut-être pas eu suffisamment de temps pour s’y préparer.
Quelles stratégies les individus, les institutions, les médias, les marques peuvent-ils adopter pour se protéger et lutter contre la désinformation ?
Du côté des individus, il est indispensable d’apprendre à utiliser les outils d’échange et de communication différemment, d’en comprendre les limites, les effets pervers. Plus que jamais, il est urgent de prendre le temps de s’informer, en pesant le pour et le contre, en évaluant la qualité des sources, des interlocuteurs, des médias, en acceptant de ne pas toujours trouver la réponse. Pour ce qui est des médias, entreprises ou institutions, la réalité est différente car il est souvent question d’intérêts et d’objectifs financiers ou d’influence. Mais le temps et la rigueur sont sans doute des bons moyens de lutter.
Comment l'éducation aux médias et à l'information peut-elle contribuer à réduire l'impact des fake news parmi les jeunes et le grand public ?
Je pense que la plupart des individus encore aujourd’hui manquent de recul sur le monde des médias, qu’ils soient traditionnels ou non. En éduquant les jeunes et les moins jeunes à lire l’information autrement, à la rechercher avec méthode, à la nuancer, à prendre conscience de sa nature et des réalités derrière sa production et sa diffusion, on gagnerait tous en intelligence. Il y aura toujours de la désinformation. En avoir conscience et chercher à s’en prémunir est déjà un pas dans la bonne direction. Avoir conscience que la réalité est parfois trop complexe pour être résumée en une image ou en trente secondes est aussi nécessaire. Il faut accepter de ne pas tout savoir, de ne pas pouvoir tout commenter ou juger.
L’éducation aux médias et à l’information est indispensable pour préparer les citoyens de demain à s’informer de façon saine et responsable. Tous les dispositifs allant dans ce sens doivent être salués. Car c’est dès le plus jeune âge que les repères face à l’information se construisent, que l’on acquière des réflexes et des habitudes. Expliquer ce qu’est une ligne éditoriale, l’importance de varier les sources pour confirmer ou infirmer une information, la distinction entre vérité et opinion, entre faits et idéologie, entre causalité, corrélation et coïncidence, tout cela est plus que jamais nécessaire à l’heure où les relais d’information et de désinformation sont plus nombreux, des chaînes d’information en continu aux réseaux sociaux en passant par les influenceurs et, demain, les intelligences artificielles (c’est déjà le cas dans certains domaines en réalité).
Accessoirement, l’association dont je fais partie et qui se nomme Abîmes Productions, s’efforce depuis des années d’apporter des repères au jeune public par le biais d’ateliers éducatifs, culturels et artistiques. L’un de ces ateliers concerne directement la question des médias et de l’information.
Pour lutter contre la désinformation, pensez-vous qu'il faille rétablir la confiance (entre médias et lecteurs, entre institutions et citoyens, entre marques et consommateurs...). Comment peut-on rétablir cette confiance entre les différents publics ?
La confiance est en effet primordiale. Mais la relation entre médias et publics repose aussi sur des réalités autres que la seule médiation de l’information et des faits. Il est question de parts de marché, d’audience, de publicité et d’annonceurs, d’influence voire d’ingérence politique, de jeux de pouvoir, d’argent et de réseaux. Rétablir cette confiance entre les acteurs demanderait sans doute de définir ce qui est attendu de chacun des deux côtés, en laissant moins de place à la logique du spectacle, à l’idéologie et à la financiarisation.
Le mot de la fin, pourquoi avoir écrit cet essai et quel est votre rapport avec la vérité ?
Cet essai est le fruit d’une envie assez ancienne chez moi de confronter les individus à leurs limites, en luttant à ma petite échelle contre ce que je considère être une forme d’arrogance intellectuelle. Trop peu de citoyens acceptent de faire face à leur ignorance et s’enferment dans des réponses toutes faites, marquées par de l’idéologie, des stéréotypes, ou par le refus d’accepter que la réalité ne corresponde pas toujours à ce qui nous plait. Ce qui est peut avoir des conséquences réelles, de l’intolérance à la haine. Mais au fond, je pense que nous sommes tous concernés par cela, et je m’inclus dans le lot. Ce qui est intéressant, c’est qu’une fois qu’on en a pris conscience, on peut se sentir libéré et avoir des conversations vraiment constructives, en se laissant porter par sa curiosité et voir où cela nous mène…
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